Lorsque
Yaichi et
Nisashi se décidèrent à rejoindre leurs camarades, ils s’aperçurent que le gros du travail avait été fait. Entre les Shien partis guerroyer en amont et ceux croisés par leurs camarades, il n’y avait plus grand monde pour entraver leur progression. Les cadavres de ceux qui avaient eu le malheur de croiser le fer avec l’autre groupe gisaient devant eux. Ces corps inertes formaient plusieurs lignes s’éparpillant au loin, chemin que les deux compères s’avisèrent de suivre. Devant, les quatre samouraïs en finissaient avec une dizaine de
Légionnaires. Descendus de leurs chevaux, ils continuaient à présent le combat au sol. Pour marquer son arrivée,
Yaichi décocha une flèche sur l’un des ennemis, aux prises avec
Yariza. C’était l’un des derniers : au même moment,
Kamon lança un bâton de dynamite qui percuta les deux Shien restants et provoqua une formidable explosion.
– Ah, vous voici…lança Zanji, qui n’avait nullement envisagé que la défaite d’un de ses camarades contre des ennemis subalternes. Vous arrivez pile pour le plat de résistance.
Devant eux, on pouvait enfin apercevoir les limites du champ de bataille. Une bonne centaine de Shien restait en réserve, à quelques centaines de mètres en arrière. Immobiles, ils restaient à l’affut d’un ordre qui les autoriseraient à se ruer à leur tour sur le champ de bataille. Mais les samouraïs ne s’en occupèrent pas davantage : leur cible était moins en retrait, devant les troupes. Ce fut un soulagement pour les Six. Enfin ils avaient atteint leur objectif, l’état-major ennemi.
L’installation adverse était rudimentaire, rappelant qu’elle avait été établie seulement quelques instants avant que la bataille n’éclate. Le tout tenait sous une tente d’un rouge bordeaux, plus colorée que le pourpre classique des armures du Régime. En dessous de la tante se trouvait une simple table en bois mal montée et quelques tabourets. Une ébauche de plan ne semblant intéresser personne traînait sur la table, au milieu de quelques autres parchemins. Autour de la table, trois individus étaient installés.
Au sein du petit groupe, on trouvait d’abord une femme et un homme dont les tenues en soie fine trahissaient un amour certain pour le luxe. Le visage de la femme était remarquablement fait. Il était de cette blancheur inhumaine que seuls les nobles exemptés de travail manuel pouvaient espérer atteindre. Les trais fins de ses yeux, de son nez et de sa bouche venaient confirmer cette impression de grâce qui se dégageait d’elle. De longs et fins cheveux, qui viraient au mauve avec les rayons de l’aube, finissaient d’achever sa beauté. A côté d’elle, un homme entre deux âges, vêtu d’une tenue traditionnelle de chef de guerre, regardait les samouraïs approcher. Equipé d’un chapelet dans sa main gauche qu’il remuait négligemment, il laissait son visage nonchalant se reposer sur son bras droit, accoudé à la table. Nettement moins gracieux que sa voisine, le raffinement des plumes noires qui lui servaient de cape témoignait malgré tout de son opulence. Dans leur dos ensuite, un troisième homme se tenait caché, au fond de la tente. Si la teinte obscure des tissus empêchait de le voir correctement, on pouvait distinguer une silhouette colossale et menaçante. Le géant, apparemment chauve, semblait marmonner quelques lugubres paroles que lui seul comprenait. Enfin, après un bref coup d’œil à ces trois personnages, apparut devant les samouraïs le quatrième membre de l’état -major.
Trônant sur un magnifique cheval blanc, Enishi vint à la rencontre des Six guerriers en trottant. Il avait revêtu l’armure de sa jeunesse, cette magnifique armure verte avec laquelle il était entré dans la légende. En avançant, il caressait de la main la poignée de son katana pour le moment rangé dans son fourreau noir, signalant à ses ennemis qu’il était prêt à dégainer à tout moment. Lorsqu’ils le virent arriver, le monde s’effaça autour des jeunes guerriers. Il n’y avait plus que lui, le puissant Shien, le Chambellan « N°2 » du Régime, que Zanji avait reconnu. Ce fut lui qui brisa le silence.
– Tu es celui qui affronté et vaincu le Grand Maître au Château De Brume, n’est-ce pas ? Enishi, le Chancelier de Shien…
Il parlait avec ce mélange de maîtrise et de rage qui lui était propre devant l’injustice. La situation lui rappelait celle du fief des Shien, où il avait été impuissant alors que son maître se faisait capturer. Aucun de ses cinq compagnons ne parut surpris lorsque l’identité du Chancelier fut révélé. Il y avait quelque chose de si puissant dans l’aura dégagé par le cavalier Shien que l’information devenait totalement crédible.
– Oh, moi aussi je te reconnais, répondit Enishi. Tu es cette petite tête brûlée qui l’avait accompagné ce jour-là, avant d’être envoyé au cachot. Je me demande comment tu as réussi à t’enfuir…Si tu avais pris la peine de rester, je serais venu m’occuper de toi personnellement, tu sais ?
– Qu’avez-vous fait du maître ? coupa Zanji en préparant sa naginata. J’espère pour vous qu’il est vivant !
– Tu as une drôle de façon de parler au Chancelier du Régime, petit…
Mais malgré la provocation, là où n’importe quelle brute du Régime aurait chargé, il ne réagit pas. Sa main caressait toujours son fourreau, Zanji attendait d’ailleurs avec impatience qu’il dégaine, mais le Shien n’en fit rien. La maîtrise de ses émotions était parfaite. Il avança de quelques pas encore, seuls quelques mètres le séparant alors des Six.
– Il y a beaucoup de choses que j’aimerais partager avec vous, jeunes guerriers, et l’odeur du sang en fait partie…Mais à cause de vos stupidités, ce ne sera pas pour tout de suite..
Il avança encore un peu, à la grande surprise des samouraïs. Il les avait maintenant dépassés, leur tournant le dos.
– Vous avez sprinté vers l’état-major ennemi, soupira t-il, au mépris de la ligne de front…Pour rétablir l’équilibre, je vais devoir faire de même…
– C’est mauvais, pressentit Irou. Il faut l’arrêter !!
Zanji avait déjà réagi et s’était jeté sur lui.
– Je n’en ai pas fini avec toi !! cria t-il.
Mais le cheval blanc s’était déjà mis en route, et la lame acérée de la naginata ne parvint qu’à trancher l’air qui les séparait.
– A vous de prouver votre loyauté..murmura le chancelier en s’évanouissant. Zanji pensa qu’il s’adressait à ses trois alliés restés sous la tente.
Quelques secondes passèrent, où les samouraïs encore hébétés par cette brève rencontre, ne purent que le regarder disparaitre au loin.
– Doit-on le rattraper ?
– Plus le temps, grogna Irou. C’était certainement le chef, mais après le trajet que nous avons fait, autant nous occuper du reste de l’état-major.
Ils daignèrent alors se tourner vers la tante bordeaux, où les trois individus n’avaient pas bougé d’un pouce. L’homme et la femme, qui avaient assisté au spectacle depuis leurs sièges, ne parurent nullement surpris par la tournure que prenaient les évènements. Avec un soupir de lassitude, l’homme entreprit de se lever :
– Bien, samouraïs…Il semblerait que ce soit nous, les Mayakashi, qui soyons chargés de briser vos rêves.
– Alors vous aussi, vous êtes des Mayakashi ? interrogea Nisashi, qui avait bien malgré lui fait connaissance avec le clan peu de temps auparavant.
– Je suis Hajun, le chef du clan. Et voici Dakki, ma compagne, qui gouverne la région des Plaines à mes côtés. Soyez honorés de mourir de la main de personnes aussi illustres que nous…
Il avait parlé sous un ton si solennel que plusieurs samouraïs sourirent. C’était ridicule.
– Ce n’est pas bien intelligeant d’amener une aussi jolie demoiselle sur le champ de bataille, fit remarquer le galant Kamon. Cela va mal se finir…
Dakki, toujours assise, porta son regard sur lui. Vu de près, elle paraissait encore plus ravissante, avec ses ornements dans les cheveux et ses yeux qui viraient au rouge. Elle ne répondit rien, laissant son mari parler pour elle.
– Tu aurais tort de la sous-estimer, samouraï. De tous nous sous-estimer.
Et, voyant que pas une parole de plus ne serait échangée, il ajouta :
– Place au combat. Yasha ! Lance donc ton maléfice !
A ces mots, le colosse caché derrière les plis de la tante se révéla. Fort d’une carrure qui devait au moins chercher dans les deux mètres, ce fut une sorte de prêtre à la peau mate qui se présenta devant les samouraïs. Bel et bien chauve, il possédait d’impressionnantes veines frontales, qui renforçaient l’aspect menaçant du personnage. Avec un chapelet et une baguette dans les mains, il ne semblait toutefois pas équipé pour le combat. Les incantations que l’on avait entendu plus tôt avaient cessé.
– Vas-y, Yasha Montre leur ce dont est capable notre clan.
Le prêtre s’avança, mais il ne tenta rien. Il se contenta de fixer les intrus avec ses grands sourcils froncés, d’un air imposant. Nullement affectés et pressés d’en finir, les six se jetèrent sur lui à l’unisson. Sans armes pour se défendre, quelques coups bien placés devraient suffire pour venir à bout du colosse, pensaient-ils. Contrairement aux taureaux Shien, ces Mayakashi ressemblaient à des coqs dont il fallait tordre le cou pour qu’ils cessent de se pavaner. Mais à leur approche, le fameux Yasha, toujours sans bouger, prononça ces inquiétantes paroles :
– Entrez dans le monde de l’illusion, samouraïs. Et abandonnez tout espoir.
Juste après, un puissant flash de lumière jaillit d’on ne sait où devant les samouraïs. Pris par surprise par le rayon aveuglant, les six guerriers furent coupés dans leur élan. Lorsque la vision de Zanji se rétablit, le samouraï constata que quelque chose avait changé. C’était particulièrement vrai pour leurs ennemis. Après le grand éblouissement, ses yeux distinguaient trois grandes ombres devant lui. Des silhouettes grises dont les proportions n’avaient plus grand-chose à voir avec des corps humains. Derrière lui, les autres avaient aussi pris conscience de ce changement.
– Mais qu’est-ce que…
Les trois généraux adverses avaient disparu du champ de bataille, et quelque chose d’autre avait pris la place. Près de la table en bois désormais renversée, deux créatures se tenaient debout. Sur la droite, une créature à la peau rouge resplendissante, parée d’une crinière de lisses cheveux blancs d’une pureté inégalée. Ce qui surprit le plus les samouraïs, c’était les ailes que possédait la créature, ailes d’un noir profond, contrastant avec les cheveux qui les bordaient dans son dos. Ces ailes n’avaient rien d’une décoration, elles étaient bien réelles, d’ailleurs l’étrange créature semblait prête à les utiliser et à s’envoler dans les cieux à tout moment. Tout en lui rappelait l’étrange créature de légende : le Tengu. Juste à côté, à sa gauche, se tenait une créature plus féminine. Son visage de renarde, à la fois douce et féroce, dégageait une beauté surnaturelle. Il y avait quelque chose d’humain dans son museau de bête, ainsi que dans les mystérieuses marques bordeaux qui paraient son visage. Inversement, l’anatomie humaine de la femme était bousculée par la bestialité. Les mains délicates étaient transformées en griffes acérées, et, surtout, neuf gigantesques queues dansaient derrière elle. On voyait en elle Kyubi, le terrible yokai. La scène était déjà invraisemblable. Mais ce n’était pas terminé.
– Dans le cauchemar de l’illusion, les Mayakashi dévoilent leur véritable apparence…
Ce n’était ni l’un, ni l’autre, mais une troisième créature qui avait parlé. Cette puissante voix ressemblait à celle du prêtre Yasha. Cependant, elle était plus lourde encore, et même inquiétante. Le porteur de cette voix n’avait lui non plus plus rien d’humain. Devant les samouraïs, ce monstre prenait la forme d’un gigantesque squelette gris, dont émanait une aura mauvaise. Loin de gésir au sol, ses cavités oculaires brillaient d’une terrifiante lumière rouge. Une armure lui couvrait le haut de la cage thoracique et les épaules, tandis que sa colonne vertébrale se plantait dans un sol, sol qui, tout autour de lui, commençait à se flétrir. Malgré cela, le colosse atteignait facilement les quatre mètres de haut, dominant les environs. On aurait juré voir Gashadokuro, le redoutable yokai, sortir des entrailles de la terre pour tous les étriper.
– Est-ce que je deviens fou ? demanda Kamon en jetant un regard à ses camarades.
La vision d’horreur de ces trois monstres avait en effet de quoi faire perdre la raison. Pourtant, les Six guerriers voyaient la même chose : l’espace d’un flash de lumière, les trois généraux Mayakashi s’étaient changé en créatures fantastiques.
– Une illusion collective…glissa Irou. Il ont du relâcher des gaz hallucinogènes ou quelque chose de la sorte..
Jamais ils n’avaient eu affaire à quelque chose d’aussi réaliste. A part Irou, tous les samouraïs étaient restés figés sur place, déstabilisés par cette soudaine apparition. Or, la créature gigantesque qui leur faisait face n’eut pas la clémence d’attendre qu’ils réagissent. Le prêtre, sous les traits de Gashadokuro éleva son poing dans les airs, prêt à l’abattre sur les guerriers restes immobiles. Quelques secondes après, la masse squelettique fendait l’air dans leur direction. Les jeunes combattants, hésitants, ne bougeaient toujours pas.
– Mais qu’est-ce que vous attendez ? hurla Irou.
Ce fut lui qui vint sauver ses amis, jetant son sabre entre les phalanges du squelette pour l’arrêter. Malgré un timing parfait, le samouraï fut balayé par l’assaut, et projeté au loin. Il était cependant satisfait le voir que ses amis avaient échappé à l’attaque.
Le fracas de ce premier échange permit aux autres samouraïs de sortir de leur rêverie. Zanji et Yaichi furent les premiers à se faire à l’idée d’affronter un squelette géant. C’était totalement irrationnel, mais sur un champ de bataille comme celui-ci, ils n’avaient pas le temps de se poser des questions. Il fallait vaincre, rien de plus. L’archer tenta de neutraliser rapidement l’ennemi. Il visa les yeux, où tout du moins la lumière rougeâtre qui brillait à cet endroit. Sur un cadavre dont il ne restait pas le moindre pont vital, cette zone lui sembla être un potentiel point faible. Yaichi atteint les deux cibles avec une précision remarquable, toutefois rien ne se produisit, à son grand désarroi.
– Tout ce que vous tenterez sera inutile, samouraïs…de ce cauchemar, il ne peut advenir que votre mort…
N’écoutant pas la voix sévère, Zanji s’élança à son tour. Il ne savait pas vraiment comment attaquer ce géant dont chaque os faisait le double du sien, l’armure et les avant-bras noirâtres de la créature formant une protection parfaite. Il tenta alors de trancher l’avant-bras gauche, dans l’espoir d’arracher un membre au monstre. Il attaqua de toutes ses forces, mais sa naginata ne parvint pas à trancher l’os. Son coup, censé sectionner l’ennemi, parvint à peine à assener une rayure que la couleur carbonée des os rendait indiscernable. En retour, Gashadokuro balaya son adversaire d’un revers de bras. Le lancier fut projeté dans la direction opposée d’Irou.Heureusement, les trois autres étaient enfin en pleine disposition de leurs moyens. Yaichi avait en effet profité de la diversion pour réveiller définitivement les guerriers abasourdis. Ensemble, ils entreprirent de reculer pour se mettre hors de portée du squelette, toujours planté dans le sol.
– Vous n’échapperez pas à votre destin…
A la grande surprise des samouraïs, le yokai ramena ses mains au sol devant lui, et poussa énergiquement avec. Sous la pression, deux nouvelles vertèbres jaillirent des profondeurs, augmentant encore sa taille de cinquante centimètres. Dans la foulée, le monstre se jeta littéralement sur Yaichi et les autres, qui de fait n’étaient plus en sécurité. Sa gueule infâme tenta de croquer Nisashi, la cible la plus proche. Yariza, juste derrière lui, put heureusement attraper la victime dans le dos et la tirer vers lui juste à temps. Les crocs de l’ennemi, tels ceux d’un chien enragé, s’arrêtèrent à quelques mètres des deux hommes, dégoulinants d’une bave d’un bleu foncé immonde.
– C’était chaud…murmura Nisashi.
– Oui, répondit l’archer. Mais au moins, l’appât a fonctionné.
Intrigué, Gashadokuro se retourna. Trop tard. A sa droite et à sa gauche, Zanji et Irou fonçaient vers lui à toute vitesse. L’impact était imminent. Le yokai tenta de ramener ses griffes vers eux pour les balayer. Il ne put rien y faire : en même temps, les deux samouraïs vinrent percuter sa colonne vertébrale de leur lame respective. Fragilisée par cet assaut simultané, l’ossature noirâtre ne put supporter le poids du géant plus longtemps. D’un grognement sourd, le tronc du squelette se détacha du reste de son corps et vint s’échouer au sol.
– Comment ?!
– Kamon, maintenant ! crièrent les deux complices en cœur.
– Je sais ce que j’ai à faire, répliqua ce dernier.
Il tenait son bâton de dynamite fin prêt dans sa main droite. Malgré leur singularité, on put distinguer de l’étonnement dans les yeux rouges du yokai. En quelques secondes tout avait basculé. Cloué au sol, il fut totalement impuissant lorsqu’il vit la bombe atterrir sur son crâne, et presque simultanément exploser. L’onde de choc fut considérable. Malgré sa toute-puissance, il ne resta rien de lui après la déflagration. Un peu partout autour, des restes d’ossements noirs se dissolvèrent dans la même bave bleue qu’auparavant. Il en fut de même pour la colonne vertébrale restée plantée dans la terre. A quelques dizaines de mètres de là, les deux autres créatures échangèrent un regard.
– Vous avez réussi à avoir l’un d’entre-nous, samouraïs…j’avoue que j’avais sous-estimé votre travail d’équipe.
– Irou et moi, on arrive à élaborer ce genre de stratégie sans même avoir besoin de communiquer maintenant, lança Zanji avec un petit regard provocateur vers son compagnon. On est tellement en phase tous les deux…
– Oui, enfin si je pouvais m’en passer ce serait tout aussi bien, rétorqua l’intéressé.
Ce trait d’humour ne plut pas aux deux généraux restants, qui s’impatientaient.
– Nous allons donc devoirs nous salir les mains sous cette forme…Rare sont ceux qui ont eu cet honneur. Je suis Tengu, le Mayakashi des Ailes et voici ma femme Yoko, la Mayakashi de la Grâce. Face à nous, les chefs du clan Mayakashi, vos petites combines seront inutiles.
Et sur ces mots, sans laisser un seul des Six souffler, les deux démons se lancèrent en même temps sur les jeunes guerriers. Avec ses neuf majestueuses queues, la femme fut la première à venir au contact. Ses neuf queues n’étaient pas seulement grâcieuses : de par leur taille, la violence
des coups qu’elles assénaient était comparable à celle d‘un fouet.
– Je vais trancher tout ça ! cria Nisashi, en première ligne.
Elle émit un petit ricanement. Les katanas du guerrier vinrent percuter les queues très violement, de sorte que n’importe quelle chair animale aurait cédé. Mais il n’en fut rien, sa lame ne s’enfonça pas d’un millimètre dans la chair : tout juste la queue qu’il avait ciblé avait été stoppée dans son élan.. Les huit autres en revanche continuèrent leur course, balayant Nisashi au loin.
– Nisashi !!
– Vous n’avez pas de temps à lui accorer, samouraïs !
La voix venait du ciel. Le puissant Tengu trônait quelques mètres au-dessus de leurs têtes, ailes déployées. D’un coup, ses ailes se mirent à batte de manière irrégulière, à vitesse croissante. Bientôt, une véritable bourrasque apparut devant lui.
– Concentrez-vous plutôt sur ceci…
Les vents violents formés par le yokai s’abattirent d‘un coup sur les samouraïs. La bourrasque était telle que leurs jambes fléchissaient, il fallait lutter pour ne pas s’envoler.
– Je ne vois plus rien ! s’exclama Kamon, forcé de protéger son visage du vent malgré son casque.
– Tu es le prochain…
Yoko avait profité de l’attaque de son mari pour se rapprocher. La tornade artificielle de son mari commençait à s’affaiblir mais aucun des Six samouraïs, sonnés, ne fut assez réactif pour la voir arriver. Ce fut Kamon qui en fit les frais en premier : incapable de manier son équipement à cause du vent, il reçu lui aussi deux redoutables coup de queues qui le projetèrent de plusieurs mètres.
– Il faut tenter une attaque ! s’exclama Zanji.
Sa naginata semblait de taille pour cette opération. D’un coup d’estoc, il parvint à faire reculer les terribles queues de l’ennemi. Mais ce fut inutile, l’agilité de l’adversaire était trop grande : sur les neuf queues, l’une trouva le moyen d’esquiver les assauts et d’entourer la poignée de la lance. D’un coup sec, le pauvre lancier se vit subtiliser son arme. De son côté, le Tengu avait presque fini de préparer une nouvelle bourrasque.
– A ce rythme, nous ne les battrons jamais, confia Irou à Yaichi. Leurs attaques sont trop bien synchronisées. Ecoute, toi seul peut t’occuper de ce type dans les airs. Utilise tes flèches avant qu’il ne soit trop tard.
– C’est prévu, répliqua l’archer, dont la flèche était déjà prête.
Mais le temps de cette simple interaction, Yoko avait déjà neutralisé Yariza, qui avait tenté de faire barrière pour gagner du temps. Elle fonçait désormais sur les deux hommes. Irou se tint prêt à l’accueillir.
– TIRE, YAICHI !!
Dans les airs, la prochaine bourrasque était presque prête. L’archer savait qu’il n’aurait le droit qu’à une seule flèche. Ses doigts glissèrent délicatement le long de la corde, faisant abstraction du terrible yokai qui s’abattait sur son ami et lui. Puis, il lâcha la corde. La flèche courut dans les airs, à l’instant même où le démon du vent allait relâcher sa bourrasque. Il y eut un petit bruit sourd, puis les ailes du Tengu cessèrent de battre. La bourrasque se dissipa lentement. Le corps du yokai s’échoua alors lentement au sol, avant de heurter la surface dans un bruit sourd. Avec un petit sourire de satisfaction, Irou et Yaichi se laissèrent bousculer par les queues de la démone.
Affolée, Yoko accourut près de son mari blessé. La flèche l’avait atteint en plein cœur, s’en était proprement fini de lui. Mais il gesticulait encore, heureux de voir sa bien-aimée penchée sur son corps meurtri.
– Jamais je n’aurais pensé…Yoko, terrasse les pour moi ! Montre-leur que le pouvoir nous revient à nous, le clan Mayakashi !
Ce fut ses dernières paroles. Après quelques ultimes convulsions, son épouse dut lui fermer les yeux. Bouleversée, Yoko se releva. Les meurtriers de son mari, seulement légèrement blessés par les précédentes attaques, commençaient à s’attrouper près d’elle. Ce n’était toutefois plus la même femme, sa beauté est plus froide que jamais. Sous le raffinement, on pouvait sentir des envies de meurtre remonter du plus profond de ses entrailles. Ses queues se dressaient désormais en l’air, comme celles des animaux excités. Son corps lui-même s’éleva de quelques centimètres au-dessus du sol, dans une sorte de lévitation fantastique.
Les samouraïs se mirent en garde, prêts à recevoir de nouveaux assauts des queues ennemies. Mais la réaction de Yoko fut tout autre. Elle se contenta d’abord de sortir un objet d’une poche intérieure. Il s’agissait d’un étrange artéfact de verre, semblable à un miroir à main. Rapidement, l’objet se mit à flotter librement autour d’elle, entrant lui aussi en lévitation. Sous les yeux ébahis des samouraïs, la relique commença à briller d’une lumière bleue suspecte. Progressivement, des flammes du même bleu pâle émergèrent du centre de l’objet par un processus inexplicable. Les flammes, tout en s’échappant du miroir, se mettaient à danser une à une séparément dans les airs, tout autour de Yoko. Toutes les deux secondes environ, une nouvelle flamme sortait du verre et venait rejoindre le mouvement. Ces flammes bleues étaient très similaires à celles qu’ils avaient vu autour du corps de l’Esprit Des Six Samouraïs : conformément à la croyance populaire, elles manifestaient la
présence d’un défunt parmi les vivants.
– Venez à moi, Âmes des Oubliés, âmes haineuses de ceux qui sont tombés au combat ! Vous qui êtes morts une fois pour la gloire des Mayakashi, battez-vous de nouveau pour votre clan !
Cette incantation eut pour mérite de dissiper les doutes des combattants : cette fois-ci, ils avaient bien à faire à des esprits. Mais déjà, ils se demandaient : comment lutter contre de tels fantômes ? En réalité, ils n’eurent une fois de plus pas le temps de débattre. En réponse à l’incantation de Yoko, une dizaine d’âmes se jeta sur eux avec un cri strident.
– Contentons-nous de les disperser, le temps de trouver une solution !
A cet proposition de Nisashi, les samouraïs répondirent à l’unisson par de puissants coups d’épées censés arrêter les âmes errantes. Mais à chaque fois, de manière prévisible, les âmes se dissipaient pile au moment de recevoir le coup et réapparaissaient juste à côté dans l’instant qui suivait…Ainsi, malgré leurs efforts, les samouraïs ne faisaient que repousser les fantômes, sans moyen aucun pour contre-attaquer.
– Il faut que l’on arrête la fille rapidement, continua le samouraï vert. Si elle continue, on ne pourra plus les contenir très longtemps !
Il avait raison, et tous le savaient. Quelques mètres au-dessus d’eux, les fantômes continuaient à sortir du miroir et à emplir le ciel. C’était une question de minutes avant que leur défense ne cède au nombre. Ce spectacle semblait ravir la démone, dont les traits de renarde affichaient un sourire
moqueur.
– Merde…
– Laissez-moi faire, lança Yariza.
Malgré la situation, tous se retournèrent étonnés vers le guerrier. Ce n’était pas tant ses mots qui surprenaient, mais le fait même qu’il ouvre la bouche, lui qui était si silencieux en temps normal. Depuis combien de temps n’avait-il pas pris la parole sur le champ de bataille ?
– Yariza ?
– Tout ceci n’est qu’une gigantesque illusion, reprit-il en annulant sa garde. Dans ce cas, il faut avoir l’ennemi à son propre jeu.
En relâchant ses armes, il venait sciemment de créer une immense faille dans la formation des Six. Ravies, les Âmes des Oubliés se détournèrent de leurs autres cibles et plongèrent toutes sur lui à l’unisson.
– As-tu perdu la raison ?? cria Zanji, pour qui son camarade était déjà perdu.
– Pas cette fois, répondit-il calmement.
Les âmes de feu, ouvrant grand leur gueule enflammée, étaient prêtes à déchiqueter le samouraï. Une à une, elles s’écrasèrent sur lui dans une terrible attaque groupée. Rapidement, un immense brasier se forma autour de son corps, jusqu’à ce que toutes les âmes s’y intégrèrent. Les cinq autres guerriers étaient tétanisés. Ils imaginaient déjà leur camarade réduit en un tas de cendre par les flammes. Pourtant, l’inimaginable se produisit sous leurs yeux. Au milieu du bucher, une forme humaine se tenait toujours debout.
– Est-ce que c’est tout ce que tu as, Mayakashi ?
Yoko ne rigolait plus. Devant elle, c’était un monstre de feu qui apparaissait, un véritable démon, une Ame Possédée qui s’était nourrie de ces attaques. Près d’elle, de nouvelles Âmes étaient sorties du miroir.
– Débarrassez-moi de cette horreur ! cria t-elle.
Les nouveaux spectres se jetèrent eux-aussi sur lui, sans succès. A peine eussent-ils approché qu’eux aussi finirent absorbés par l’être de feu. Celui-ci entama une marche vers Yoko.
– A ton tour, Mayakashi…
Furieuse, la démone relâcha son miroir, qui cessa de léviter pour s’écraser au sol. Comment avait-il fait ? Il aurait dû mourir consumé ! Serait-il lui aussi parvenu à exploiter l’illusion pour prendre les traits d’un démon à ses yeux ? Elle ne pouvait le supporter. Un tel pouvoir était la propriété des Mayakashi. Seuls eux devait pouvoir se transformer, et revêtir la forme des yokais légendaires vénérés par son clan depuis des siècles. Qu’un intru utilise leur sort pour prendre des traits aussi ignobles était impardonnable, pire encore que la mort de son mari. Prise d’une rage encore plus farouche, elle décida alors de changer de stratégie. Puisque les âmes n’étaient pas efficaces, il valait encore mieux qu’elle lui règle son compte elle-même.
– Mais qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Kamon.
Les autres samouraïs étaient restés tout pâles.
– Je crois que Yariza a réussi à tirer parti de l’illusion ans laquelle nous sommes enfermés…Il a réussi à se transformer en monstre comme nos adversaires, sous les traits de cette Ame Possédée.
– Tu n’as pas le droit ! Cette illusion nous appartient, à mon mari et à moi !!
La pointe de chacune des neuf queues, comme des fléchettes lancées à toute allure, fondirent sur la nouvelle forme de Yariza. En réponse, les flammes entourant ce dernier doublèrent de volume. L’Heure Fatidique, celle de l’issue du combat, approchait.
Au moment de l’impact, un déluge de flamme s’abattit autour des deux belligérants. De terribles cris de douleur retentirent. La souffrance, tellement intense, déformait la voix au point de ne même pas pouvoir déterminer auquel des deux elle appartenait. Pour les cinq guerriers restés au dehors du cercle de flamme, impossible de réagir. Peu après le choc, un nouveau flash de lumière éclata, comme au tout début de l’affrontement, et balaya tout sur son passage.
Quand les Six samouraïs reprirent pied, tout est fini. Ils étaient revenus sur le champ de bataille qu’ils connaissaient. Yasha, le prêtre Mayakashi, gisait au sol. Il avait une gigantesque entaille au niveau de la taille de laquelle le sang continuait de couler. Un peu plus loin, dans les débris de la tente renversée, Hajun reposait endormi, calé entre la table et l’un des poteaux. Si les ailes et la peau rouges avaient disparu, la flèche plantée dans son cœur était bien réelle. Finalement, juste devant eux, Yariza et Dakki, la Mayakashi de la Grâce étaient étalés sur le dos, dans l’herbe. Il n’y avait aucune trace de brûlure autour des deux humains.
– Alors ?
– C’est terminé, fit Irou. Nous sommes sortis de l’illusion.
En se rapprochant, il put inspecter les corps. Son ami semblait exténué, respirant difficilement. Le corps de Yariza tremblait, son souffle était irrégulier et ses yeux restaient fermés. Toutefois, sa vie n’était pas en danger. On ne pouvait pas en dire autant de Dakki en revanche. En déplaçant le corps de la demoiselle restée couchée sur le dos, Irou remarqua une terrible blessure au niveau du torse. Au milieu des somptueux vêtements, ce trou béant semblait avoir atteint directement le cœur. Le sang s’écoulait alors, telle une fontaine, et forma rapidement une flaque sombre au milieu de l’herbe. La Mayakashi était déjà morte.
Ils étaient à présent seuls avec les trois cadavres dans les ruines du QG ennemi. Les Shien de l’arrière semblaient avoir rejoint le front. S'ils pouvaient encore entendre les combat faire rage plus haut dans la plaine, eux bénéficiaient d’un relatif instant de calme.
– Quel combat ! lança Yaichi en se passant la main au visage. A part Yariza aucun de nous n’est sérieusement blessé, et pourtant je me sens épuisé…
– Oui, ce fut intense, ajouta Nisashi. Même si c’était une hallucination, ces yokai m’ont bien fichu la trouille. J’en ai encore des sueurs froides.
– Sans lui, nous ne nous en serions pas sorti, dit Irou Je ne sais pas comment il a réussi une telle prouesse.
– C’est vrai qu’il faudrait un esprit tordu pour penser à se transformer comme ça ! plaisanta Kamon.
Mais au fond de lui, un malaise s’était instauré. Cette terrifiante Ame Possédée dont Yariza avait pris la forme, que représentait t-elle ? Quelles sombres pensées se cachaient donc dans le cœur de son silencieux camarade ?
– Mais ces efforts ont payé, continua Zanji. A l’exception du Chancelier, nous sommes venus à bout des généraux ennemis. En accomplissant cette mission, nous avons augmenté considérablement nos chances de victoire.
Encore essoufflé après ce rude combat, le lancier observait le front pour essayer d’estimer le rapport de force entre les deux troupes. Il voulait y croire. Oui, plus que jamais, il y croyait. On voyait bien que la Résistance était en infériorité numérique, mais privés de leurs généraux, les Shien étaient eux aussi affaiblis. La suite serait ardue, épuisante, mais il savait qu’en donnant tout ce qu’il avait, lui et ses camarades pourraient arracher la victoire à l’ennemi.
Du moins, c’est ce qu’il pensait jusqu’à ce que la Corne du Paradis retentit. Un refrain guerrier, que personne ne connaissait, résonna bientôt sur tout le champ de bataille. Tous les belligérants, à commencer par Zanji, tournèrent leur regard vers les petites collines qui bordaient l’Ouest de la zone, endroit d'où provenait le son. Au sommet de l’une d’entre-elle apparut un cavalier bien étrange, doté d’une armure comme le jeune guerrier n’en avait jamais vu. Les traits de son visage, le bleu de ses yeux et la blancheur de sa peau étaient eux aussi inédits. Pourtant, cette description lui était familière. Lorsqu'il comprit, Zanji devint livide.
Au loin, la corne résonnait toujours. Le cavalier fit alors un geste furtif, lançant son bras droit dans les airs. Aussitôt, un gigantesque corps de cavalier apparut de l’autre versant de la colline et fonça sur le champ de bataille. Tous étaient équipés d’armures similaires.
– Alors, c’était vrai….bégaya le lancier. La prévision, l’armée venue d’au-delà des océans….
Sous le coup de l’émotion, ses jambes lâchèrent. Tandis qu’il tombait à genoux, en proie à un stress grandissant, les chevaux continuaient à débarquer par dizaines sur le champ de bataille. Il y en avait à présent plusieurs centaines accumulées là, sans que le flot ne se tarisse. Bien décidées à se battre, les premières lignes de cette nouvelle faction vinrent à la rencontre des autres combattants. Et ce fut sur les rangs de la Résistance qu’elles jetèrent leur dévolu. A quelques kilomètres de là, Zanji devinait la stupeur des régiments de Mataza et de Ben Kei, à présent confrontés aux eux ennemis simultanément. Il était évident qu'ils n'avaient aucune chance.
– Fais chier ! cria Zanji, en tapant du poing au sol. Je voulais y croire ! Je voulais y croire ! J’y ai cru…
Derrière lui, les autres samouraïs restèrent interdits. Zanji, toujours à terre, était à présent encore plus essoufflé. Son visage fatigué était couvert de tics nerveux, de convulsions propres à ceux dont les nerfs lâchent. Au milieu des cernes, quelques larmes commençaient à se former. Sous son armure recouverte d’un mélange de sang, de boue et de sueur, le guerrier ne s’en rendit même pas compte.
Oui, il y avait cru. Il avait tout donné. Mais à présent, avec l’arrivée de cette armée qu’il avait négligée dans le feu de l’action, ses rêves venaient de se briser. Il réalisait que malgré la force de leurs idéaux, ils n’avaient jamais été de taille pour mener une telle guerre. Depuis tout ce temps, ils nageaient en plein délire. La désillusion était terrible.