Chaos : Le dernier Agarthe
Chapitre 1 : Étrange rencontre
Spoiler :
Qu’est-ce qu’être humain ? Telle est la question qu’un être aux pouvoirs extraordinaires s’est posé. Lui qui était né du néant, familier de la Terre, et voué à répandre mort et destruction, n’avait pourtant qu’un seul but : comprendre qui il était. Il ne pouvait pas accepter l’idée que l’unique raison de son existence n’ait été que supprimer des milliers d’âmes innocentes, en tout point identiques à la sienne. Alors, il s’est mis en quête de trouver des réponses, en vain. Cet être tout puissant devait se rendre à l’évidence : il avait été créé pour détruire, car c’était ainsi que le monde l’avait conçu. Son nom était Chaos, le dernier Agarthe. **
Lorsque Chaos ouvrit les yeux, ce qu’il découvrit le déconcerta. Rien de ce qui l’entourait ne lui était familier. Il se trouvait allongé sur un lit de fortune, dans ce qui ressemblait à une modeste chaumière au toit de paille et aux murs de bois. Il n’y avait presque rien à l’intérieur de la pièce, uniquement le strict nécessaire pour vivre. Dans la cheminée crépitaient les flammes d’un feu mourant, tout juste suffisant pour éclairer faiblement la petite chambre plongée dans la semi-obscurité du crépuscule.
Chaos tenta de s’asseoir. Il vacilla et se rallongea presque aussitôt. Son esprit était embrumé. Il ne se souvenait de rien, pas même d’avoir déjà existé un jour. Et pourtant, il n’était pas comme un nouveau-né, il pouvait nommer tout ce qu’il voyant. Ses seuls souvenirs étaient son nom, ainsi que d’une mission qui lui avait été confiée : se rendre au mont Olympe.
Alors qu’il essayait vainement de retrouver la mémoire, la porte de la chaumière s’ouvrit en grinçant. Une femme entra dans la pièce. Elle était assez jeune à en juger par son visage très rond. Ses cheveux mi-longs, aussi blancs que de la poudreuse, s’accordant parfaitement avec la clarté de sa peau, tombaient délicatement sur ses frêles épaules dénudées. Son nez était droit, légèrement pointu et très court. Ses yeux bicolores d’un rouge vif d’un côté, presque surnaturel, et bleu comme l’azur de l’autre, pétillaient de malice et observaient l’homme avec intérêt tandis qu’un sourire discret fendait ses lèvres fines. Elle portait une simple robe beige sans artifice, le plus basique des habits. Pourtant, l’allure générale de cette personne dégageait une certaine majesté et fierté. Peut-être était-ce sa posture qui donnait à Chaos cette impression.
— Tiens, tu es réveillé, je suis contente de voir que tu vas bien, déclara l’inconnue d’une voix claire et cristalline.
Chaos tenta d’ouvrir la bouche pour émettre un son, mais seul un râle rauque sortit de sa gorge. La femme aux cheveux d’argent fronça les sourcils d’un air ennuyé.
— N’en fais pas trop. Tu étais au bord de la mort quand je t’ai trouvé près de la rivière. Attends-moi quelques secondes, je vais te rapporter de quoi t’hydrater ! Tu dois être assoiffé, ça fait deux jours que tu dors !
Lorsque la mystérieuse femme dit cela, Chaos se rendit compte que sa gorge sèche le brûlait et qu’il était affamé. L’inconnue ressortit de la maison, tandis que, déjà, des dizaines d’interrogations trottaient dans la tête de l’homme.
Il n’eut toutefois pas le temps de les ruminer, car celle qui devait certainement être la propriétaire des lieux revint quelques secondes plus tard, les bras chargés de pack d’eaux. Elle posa une bouteille sur la table de chevet et prit une chaise à l’envers pour s’asseoir près de son invité.
Après que Chaos ait englouti d’une traite le précieux liquide, il sentit sa voix revenir et put enfin parler.
— M… Merci.
Son interlocutrice émit un gloussement amusé.
— Mais je me rends compte que je n’ai toujours pas fait les présentations, quelle impolie je fais : mon nom est Miden. Je suis une demi-Agarthe.
— Une… demi-Agarthe ? répéta l’homme, perdu.
— Oui ! Mon père est humain, et ma mère, la souveraine des Agarthes, Tiamat !
À l’évocation de ce nom, le cœur du blessé s’accéléra. Il ressentait une profonde rancœur à l’encontre de la reine, sans savoir d’où ce sentiment pouvait provenir. Il était cependant certain d’une chose : s’il lui avait fait face à ce moment-là, il l’aurait tué, sans hésitation.
Miden pencha la tête sur le côté, surprise de la réaction de son invité.
— Et toi, tu es ?
— C… Chaos.
— Oh… Je vois… Je comprends mieux !
Un large sourire illumina le visage de la jeune fille.
Soudain, trois coups fermes retentirent sur la porte de bois de la chaumière. La femme se figea. Elle ordonna au blessé de ne faire aucun bruit et le dissimula sous une épaisse couche de couvertures. Néanmoins, Chaos pouvait discerner à travers une petite ouverture qu’à l’extérieur, trois hommes, des gardes royaux à en juger par leur apparence, dévisageaient l’inconnue avec méfiance.
— Toujours aucun signe du fugitif, déclara l’un d’eux. Princesse Miden, vous devriez rentrer au château, les environs ne sont pas sûrs.
— Merci, mais non merci. Je vous ai déjà dit que je ne retournerai pas à l’Olympe. Ma place est ici, parmi les humains, que vous le vouliez ou non.
Le plus grand des trois gardes tiqua. Toutefois, il s’inclina respectueusement.
— Si tel est votre désir, majesté. Cependant, si vous voyez la moindre trace de ce Chaos, prévenez-nous immédiatement, et surtout, ne faites rien d’imprudent. N’oubliez pas qu’il serait capable de vous désintégrer rien qu’en claquant des doigts.
Chaos écarquilla les yeux. Avait-il bien entendu ? Non seulement il était recherché, mais, en plus, il était un meurtrier ? Il ne pouvait pas le croire. C’était tout bonnement impossible.
— Je le sais. Mais ma mère ne laissera pas la prophétie se réaliser, n’est-ce pas ?
— Évidemment. Jamais la reine ne laissera notre peuple s’éteindre. Les Agarthes sont éternels ! s’exclama le second garde.
Le visage de Miden s’assombrit. Elle baissa le regard et déclara d’une voix, soudain bien plus lente et grave :
— Ne soyez pas trop prétentieux. Nul n’est éternel, pas même elle ni moi. C’est ce genre de raisonnement qui, un jour, provoquera notre perte.
Sans ajouter un mot de plus, la jeune femme referma la porte d’un coup sec et revint auprès de son « patient », toujours caché sous les couvertures. En un instant, Miden retrouva une expression douce et souriante.
— C’est bon, ils sont partis, tu peux sortir maintenant.
Timidement, Chaos s’extirpa des draps et s’assit sur le lit. Il était perdu. Complètement perdu. Si son esprit était déjà brumeux à son réveil, la discussion de sa sauveuse avec les gardes avait jeté un voile de brouillard impénétrable sur ses pensées.
C’est alors que l’homme notifia un détail qui lui avait échappé jusqu’ici. Les paumes de celle que les soldats avaient appelée « princesse » étaient recouvertes de bandages imbibés de sang séché. Lorsque Miden remarqua que son invité la fixait ainsi, elle croisa aussitôt les bras dans son dos pour détourner l’attention.
— Ce n’est rien ! Je me suis juste coupée en ramassant des herbes dans la forêt, ça cicatrisera très vite ! lança-t-elle précipitamment. Et si je faisais plutôt à manger ? Tu dois être affamé !
Les gargouillis du ventre de Chaos répondirent à sa place. En riant, la jeune femme s’éclipsa et ramena quelques légumes frais, ainsi qu’une cuisse de poulet.
La soirée se passa en silence. Chaos était bien trop épuisé pour tenir une conversation. C’est pourquoi son hôtesse parlait seule, ce qui ne semblait pas la déranger. Elle racontait simplement son quotidien de fermière et comment elle aidait son vieux père à subvenir à ses besoins. Sa vie n’avait rien de bien original : elle semait les graines, s’occupait des plantations, nourrissait les bêtes et allait parfois les vendre au marché du village. Toutefois, jamais la fille aux cheveux d’argent n’évoqua les gardes, ni son appartenance à la famille royale, ni de sa mère.
Chaos, au cours du repas, remarqua que, à côté d’éléments très rudimentaires se cachaient quelques objets qui contrastaient de manière drastique avec le niveau de vie de cette femme : les roues et les fourches côtoyaient ce qui paraissait être un poste de radio, à côté du feu se trouvait les packs d’eau en plastique, tandis que le toit avait beau être fait de paille, des lampes à pétrole éclairaient les recoins les plus sombres de la petite maison. C’était comme si deux époques incompatibles se rencontraient ici.
Lorsque le dîner se termina enfin, après avoir rangé, Miden s’assit en tailleur sur le sol et entama une nouvelle conversation, pour le moins étrange.
— Dis-moi, Chaos. Maintenant que tu es à nouveau sur pieds, j’avais une question à te poser.
— Je t’écoute.
— Tu… Tu n’as vraiment aucun souvenir de ce qu’il t’est arrivé avant de te réveiller ?
— Non… Aucun. J’ai l’impression que c’est même ma première journée sur Terre…
La jeune femme détourna le regard et un sourire triste assombrit son visage angélique.
— Je vois… Je ne vais pas t’embêter plus longtemps alors. Passe une bonne nuit. Demain, si tu es en forme, on essaiera d’en savoir plus sur toi, qu’est-ce que tu en dis ?
— Je…
Sans laisser le temps à son interlocuteur de répondre, Miden se releva. Elle s’apprêtait à prendre la direction de la porte, lorsque Chaos attrapa son bras pour la retenir.
À ce moment-là, les yeux de Miden s’écarquillèrent. Une lueur de peur se dessina dans ses iris à mesure que sa peau, au contact de la main de Chaos, noircissait à vue d’œil, jusqu’à bientôt disparaître tandis qu’à ses pieds s’était formée une large flaque de sang pourpre.
Chapitre 2 : Un pouvoir destructeur
Spoiler :
https://www.youtube.com/watch?v=e_C2DqC4kR8Le plic-ploc macabre des gouttes de sang s’écoulant de la blessure de Miden résonnèrent dans la nuit sans Lune. Chaos, abasourdi, retira précipitamment sa main, mais le mal était déjà fait. Le bras de Miden n’était plus qu’un tas de muscles sanglants sous lesquels il était presque possible de discerner les os.
— Je… Je…, bégaya Chaos, interdit, et affolé.
Toutefois, malgré cette blessure qui aurait été fatale à n’importe qui, Miden restait incroyablement sereine. Elle ne semblait pas ressentir la douleur. Après tout, tous ses nerfs avaient été annihilés.
Avec un calme surhumain, la jeune femme toucha la partie de son corps mutilé de son autre main. Une faible lueur dorée s’en échappa. Aussitôt, les saignements cessèrent, les muscles se reformèrent, la peau repoussa par-dessus.
Chaos n’en croyait pas ses yeux. Il ne savait pas s’il était davantage choqué par ce qu’il s’était passé lorsqu’il avait effleuré Miden, ou par la vitesse de régénération de la fermière qui n’avait même pas gardé de cicatrice.
— Qu’est-ce que…
Miden interrompit son invité d’un geste de la main. Elle prit l’une des couvertures qui trainaient au pied du lit, l’humidifia légèrement, et se contenta de recouvrir la flaque rougeâtre pour dissimuler l’odeur nauséabonde qui s’en dégageait.
— Demi Agarthe de la guérison, déclara-t-elle soudain.
— Comment ?
— C’est le pouvoir que ma mère m’a légué. C’est pour cela que j’ai pu te porter jusqu’ici sans mourir, familier de la Terre, Chaos, l’émissaire de la destruction.
L’homme, interloqué, recula. Malgré la fatigue due à la perte de sang, Miden se força à sourire, puis s’assit sur le matelas. Elle plongea alors ses yeux vairons dans ceux de Chaos, une lueur nouvelle brillant à l’intérieur.
— E… Émissaire de la destruction ? répéta l’intéressé, sans comprendre.
— Oui. Autrefois, des écrits prédisaient que, lorsque les Agarthes auraient oublié leurs propres origines, la Terre enverrait un émissaire afin de le leur rappeler. Cet émissaire, selon la légende, apparaitrait sous la forme d’un humain, et sèmerait la destruction partout où il passerait. C’est pourquoi ma mère, la reine Tiamat, a, pendant des millénaires, fait la chasse aux Agarthes aux pouvoirs destructeurs. Un véritable massacre. Des milliers d’innocents ont péri, autant chez les Hommes, que chez mon peuple. Tout ça, car la vanité des Agarthes était si grande que nous nous sommes pris pour des dieux et avons perdu de vue que, comme toutes les espèces de cette planète, nous ne sommes rien.
Miden rapprocha son visage de celui de Chaos, jusqu’à ce que l’homme puisse sentir le souffle chaud, et légèrement vanillé de la jeune femme sur sa figure. À présent, les iris de la princesse scintillaient d’une lueur mauvaise et sadique.
— Mais à présent que je t’ai trouvé, émissaire Chaos, j’aimerais que tu m’accordes une faveur…
Chaos déglutit. Il ne saisissait pas le sens des paroles de sa sauveuse et pensait que la visite des gardes l’avait rendue folle.
— Tu veux… Tu veux que je détruise ton peuple ? articula-t-il avec difficulté.
Miden se détendit, puis elle recula et se releva d’un bond, à nouveau souriante.
— Oh, non, je n’ai pas de telles intentions. Contrairement à ma mère, je ne suis pas sanguinaire à ce point. J’aimerais simplement que tu rappelles à ces vieux croulants que, comme les humains qu’ils méprisent, ils sont mortels, eux aussi. Que tu leur fasses peur, en gros. C’est ton rôle, de toute façon, en tant qu’émissaire de la Terre. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Qui… Qui es-tu réellement, Miden ? demanda Chaos, écrasé par le charisme soudain que dégageait la fermière. https://www.youtube.com/watch?v=9QedNMpLIOI La jeune femme réfléchit quelques instants, puis se redressa complètement, ce qui la grandit de quelques centimètres, serra les jambes et tendit la main vers son invité. D’un seul coup, son visage, si enfantin jusque-là, gagna en maturité, lui donnant l’allure d’une véritable souveraine malgré les haillons qu’elle portait. Son œil rouge scintilla d’un vif éclat tandis qu’un symbole se dessina dans sa pupille, comme un Soleil miniature entouré de deux demi-lunes.
— Faisons les présentations dans les formes, veux-tu. Mon nom est Miden d’Agartha, fille de la reine Tiamat, demi-Agarthe de la guérison, héritière du trône de l’Olympe, princesse déchue du continent perdu, fer de lance de l’humanité… et future destructrice de la civilisation agarthe.
Chapitre 3 : Les ambitions de Miden
Spoiler :
https://www.youtube.com/watch?v=rIwl2cDwStwAinsi, Chaos accepta la proposition de sa sauveuse. De toute façon, que pouvait-il faire d’autre ? S’il était réellement, comme Miden l’affirmait, l’émissaire de la destruction, il ne faisait qu’accomplir son rôle.
Toutefois, dans l’attente d’être complètement rétabli, il accompagna la jeune femme aux champs et à la ferme. Entre les mottes de foin et le caquètement des canards, l’homme reprenait peu à peu des forces.
Plusieurs fois, sa nature surhumaine se révéla, notamment lorsqu’il réussit à soulever des charges que même les bœufs ne pouvaient tirer. C’est ainsi qu’il devint une petite célébrité au village d’à côté. Il aidait les villageois, était rémunéré comme n’importe quel habitant, et était plutôt apprécié à la taverne lorsqu’il allait y prendre un verre, après de longues journées de travail. Il faisait également très attention à ne jamais entrer en contact physique avec personne. C’est pourquoi il portait sans cesse des gants et d’épais vêtements pour dissimuler ses pouvoirs.
Parfois, des gardes royaux venaient pour faire leur rapport sur l’avancée de l’enquête de la reine à sa fille, mais aucun d’eux ne discerna la véritable identité de l’homme qui se présentait simplement comme l’amant de la princesse.
Les jours passèrent ainsi dans la banalité la plus totale. Chaos n’usait de ses pouvoirs que pour la chasse. C’est en poursuivant cerfs et sangliers qu’il réussit, petit à petit, à comprendre quelle était la vraie nature de son don. Il absorbait l’énergie vitale des êtres pour se l’approprier au prix de la vie de sa victime.
Ce pouvoir effrayait Chaos autant qu’il le fascinait. Chez les humains, personne ne possédait de faculté surhumaine. C’était un « privilège » réservé aux Agarthes, quelque chose d’ancré dans leur patrimoine génétique. Cette injustice révoltait par ailleurs Miden. Les Agarthes, à cause de ce don, méprisaient les humains, et n’hésitaient pas à les dominer dans certaines parties du monde. Elle qui était à moitié humaine ne pouvait tolérer une telle chose. C’était pour cela qu’elle avait fui le royaume et avait trouvé refuge auprès de son père, un simple fermier séduit par Tiamat lors d’une de ses aventures. Un jour, lors de la moisson d’automne, Chaos avait évoqué ce point. La réponse de la jeune femme — qui avait en réalité près de cinquante ans malgré son apparence — avait convaincu l’émissaire qu’il avait fait le bon choix.
— Les Agarthes existent depuis bien plus longtemps que toute autre civilisation, avait-elle répondu d’une voix mélancolique. Au départ, nous étions comme eux, puis, lorsque nos pouvoirs se sont développés, la prétention et la vanité sont venues avec. Je suis consciente que si les Agarthes disparaissent, les hommes prendront leur place, et suivront certainement le même chemin.
Miden s’était appuyée sur sa fourche et avait levé les yeux au ciel avec un soupir.
— Je sais que ma position est discutable, et que tu ne seras sûrement pas d’accord avec moi, mais… Je pense que les humains auront besoin d’être guidés à l’avenir.
Chaos avait dévisagé son amie, surpris. Cette dernière avait esquissé un sourire amusé. Elle aimait toujours les réactions spontanées de celui qu’elle avait recueilli qui était incapable de comprendre les sous-entendus.
— Tu es l’émissaire de la destruction du peuple agarthe. Mais je crois que tu es bien plus que ça. Tu es le familier de la Terre. Ton rôle ne se cantonne pas à une simple élimination. Tu devras également servir de guide aux nouveaux maîtres de la planète.
Miden avait rapproché son visage de celui du familier et, sans aucune précaution, l’avait pris dans ses mains. Aussitôt, sa peau s’était mise à brûler au contact des pouvoirs de l’homme, paniqué. Mais la princesse n’avait pas vacillé. Elle s’était contentée d’activer ses propres pouvoirs pour contrer la « malédiction ». Puis, dans un geste tendre, ignorant la douleur, elle avait posé ses lèvres sur celles de Chaos qui, interdit, s’était laissé porter par le parfum de lavande de sa sauveuse et sa protectrice.
Ce jour-là, Chaos avait ressenti pour la première fois la chaleur humaine au plus profond de son âme. Et pour la première, Miden avait aimé quelqu’un. Elle qui n’avait toujours vécu que pour renverser sa mère, elle se sentait apaisée auprès de cet homme qu’elle avait trouvé au bord de la mort, près d’une rivière, et qui partageait les mêmes objectifs que lui.
L’avait-elle manipulé ? Dupé ? Trompé ? Fait miroiter des rêves qui n’étaient pas les siens ? Profité de lui alors qu’il était amnésique ? Peut-être bien. Mais ce dont elle était certaine, c’était que les intentions de Chaos étaient désormais aussi sincères que les siennes.
Chapitre 4 : La reine Tiamat
Spoiler :
Le jour tant attendu était finalement arrivé. Après deux longues années, le temps était enfin venu pour Chaos et Miden se réaliser leurs objectifs. Les deux généraux de l’armée humaine se trouvaient devant la grande porte du palais impérial : le mont Olympe. Au cours de ces deux années, la princesse déchue et l’émissaire de la destruction avaient peaufiné leur plan jusque dans les moindres détails. D’abord, ils avaient demandé audience avec Tiamat, et le conseil des Agarthes, dans le but de parler. Mais Miden doutait fortement que les mots allaient avoir un quelconque effet sur la famille royale et ses chiens de gardes. Elle ne faisait ça que pour se donner bonne conscience et dire qu’au moins, elle aurait essayé. Le couple avait par ailleurs donné naissance à une fille, Gaia. Malheureusement, celle-ci ne possédait aucun des pouvoirs. Elle ne pouvait, par conséquent, pas prétendre prendre la succession de Chaos pour guider l’humanité. Mais ce n’était pas pour cela que les deux parents la délaissaient. Au contraire, ils l’aimaient plus que n’importe qui. Ils étaient prêts à donner leur vie pour lui offrir un meilleur avenir, dans un monde non gouverné par l’arrogance et la vanité des anciens. Les deux amants avançaient lentement dans les longs couloirs du palais. Ici, la sobriété n’était pas admise. Les murs, les sols, le plafond, et même les meubles étaient recouverts d’un métal émeraude, bien plus précieux que l’or : l’orichalque, un élément tout droit venu d’Atlantide, si rare que toutes les ressources de la Terre ne valaient pas, ne serait-ce qu’un vase en cette matière. Miden n’aimait pas cet endroit. Il lui rappelait bien trop de mauvais souvenirs liés à son enfance houleuse. Elle se souvenait avoir échappé, dans ce même couloir, aux gardes qui essayaient de la rattraper pour la ramener de force dans sa chambre alors qu’elle tentait de fuir pour retrouver son père, en Grèce. La princesse, qui avait revêtu ses habits royaux pour la première fois depuis une éternité, se blottit contre le bras de son mari. Avec le temps, il avait réussi à maîtriser ses pouvoirs et ne désintégrait plus toute surface qu’il touchait. Heureusement pour lui, tout le monde ignorait sa véritable identité ici. Pourtant, des mandats d’arrêt à son nom avaient été placardés dans toute la cité de Shamballa. En sentant sa compagne trembler, Chaos prit sa main dans la sienne et lui lança un regard encourageant. Lui non plus n’aimait pas l’ambiance froide qui régnait dans le palais. Cependant, contrairement à son épouse, il pensait réellement pouvoir trouver un terrain d’entente avec la reine. https://www.youtube.com/watch?v=oXsSaogoNzc Finalement, le couple fit son entrée dans la salle d’audience. Il s’agissait d’une immense pièce circulaire, elle aussi, couverte d’orichalque sur tous les murs. Cinq trônes surélevés d’une dizaine de marches chacun étaient disposés en arc de cercle autour d’un sixième, bien plus haut et bien plus majestueux sur lequel était assise une femme aux cheveux d’argent. Son visage était en tout point identique à celui de Miden, à l’exception que ses deux yeux luisaient d’un vif éclat pourpre. Elle accueillit ses invités, accoudée à son siège, une pointe d’amusement dans le regard. La souveraine portait une élégante robe de satin blanche, ornée de bijoux émeraude. Sur sa poitrine reposait un pendentif en forme de Soleil, entouré de demi-lune tandis que, dans sa main gauche, la reine tenait un imposant sceptre d’or. Le dossier de son trône formait une sorte d’auréole au niveau de sa tête, lui donnant un air quasiment divin pour les deux visiteurs.
Chaos et Miden s’arrêtèrent au centre de l’hémicycle et la jeune femme fit, pour la première fois en vingt ans, face à sa mère.
— Que vois-je ? déclara Tiamat d’une voix mielleuse. Ma fille vient me rendre visite après toutes ces années. Je suis honorée que tu me fasses l’honneur de ta présence, Miden.
La demi-Agarthe serra le poing. Rien qu’entendre cette voix lui donnait envie de faire demi-tour. Mais elle se contint et prit sur elle-même afin de ne pas laisser éclater sa colère. Ainsi, comme l’imposait le code, elle s’inclina respectueusement.
— Bonjour, mère. Je suis heureuse de vous revoir.
— Ton visage me dit pourtant le contraire, ricana la souveraine. Tu ne manques pas de culot pour oser remettre les pieds ici alors que tu as tout fait pour t’échapper du palais.
— Il est vrai. Cependant, je suis venue en ce lieu pour faire amende honorable.
— Parle, je t’écoute. Mais n’espère rien de moi. Tu as été déchue de ton titre. Tu n’es plus qu’une Agarthe parmi tant d’autres, désormais… Non, pire, tu es une humaine, puisque c’est la voie que tu as choisie. Et tu seras traitée comme telle.
Un sourire sadique illumina le visage de Tiamat. Sa déclaration fut aussitôt suivie du ricanement de hyène des cinq membres du conseil qui n’avaient, pour l’instant, pas dit un mot.
Chaos grimaça. Si sa femme ne lui avait pas ordonné de se tenir tranquille dans un premier temps, il aurait déjà sauté à la gorge de la souveraine pour lui faire ravaler ses paroles. Jusque-là, il avait fait confiance à Miden quant à l’arrogance de son peuple, mais, à présent, il comprenait d’où provenait la haine de la princesse.
— Ma requête est très simple, ma reine, reprit l’héritière d’une voix plus lente. Je veux que vous abdiquiez, ici et maintenant.
Silence dans la salle du trône. Le conseil ignorait si la demi-Agarthe était sérieuse, ou s’il ne s’agissait que d’une blague de mauvais goût. Toutefois, Tiamat, incapable de se retenir davantage, partit dans un fou rire incontrôlable qui résonna longuement dans l’immense pièce.
Chaos, excédé, fit un pas en avant, mais fut arrêté par sa compagne, qui puisait dans toutes ses ressources pour ne pas perdre patience. Miden refusait d’attaquer en premier. Elle voulait laisser l’honneur à sa mère, afin que son nom soit souillé à jamais.
Finalement, la reine se calma et essuya les larmes qui avaient coulé sur ses joues tant elle avait ri. En une fraction de seconde, le visage de Tiamat s’assombrit et ses yeux rougeoyèrent dans la pénombre, comme deux minuscules flammes. Elle frappa l’accoudoir de son poing si fort que la pierre se fissura sous l’impact.
— Je te trouve bien ingrate, demi-agarthe. Tu avais la possibilité de monter sur le trône, et tu as tout rejeté. Et maintenant, tu me demandes d’abdiquer ? Je crois que j’ai bien fait de te bannir du royaume !
— Mère, reprit Miden très calmement. Vous ne semblez pas prendre conscience que vous n’êtes pas en position de négocier.
Tiamat fronça les sourcils, sceptique.
— Quelle fille indigne je fais. Je ne vous ai pas présenté mon mari. Mère, voici l’homme que j’ai épousé sans votre consentement, Chaos, l’émissaire de la destruction du peuple agarthe.
Tous les regards se tournèrent aussitôt vers l’intéressé et des murmures s’élevèrent parmi le conseil. Même la souveraine fut ébranlée par cette nouvelle, mais cette dernière se ressaisit. Toute empathie et toute joie avaient disparu de son visage pour ne laisser place qu’à la haine et la colère la plus pure. https://www.youtube.com/watch?v=uRvSaCjZ2w4 — Je vois. J’aurais dû me méfier davantage de toi, petite peste. L’émissaire de la destruction, tu dis ? Foutaises ! Je suis la reine des Agarthe, le peuple qui a soumis la Terre elle-même ! Un simple familier aurait le pouvoir de me faire plier ? Laisse-moi rire ! Je vais vous montrer le véritable sens du mot « destruction » !
D’un bond, Tiamat se leva de son trône et se jeta sur Chaos. L’homme, conformément aux plans de Miden, se mit en position. Il espérait ainsi vaincre d’un seul coup la souveraine. Toutefois, tout ne se déroula pas comme il l’avait prévu. En effet, lorsque Chaos attrapa le sceptre de Tiamat dans sa main gauche, et toucha son visage de la main droite, seule une fumée noirâtre s’en échappa tandis qu’un sourire malsain déformait les lèvres de la femme.
Par réflexe, Chaos recula vivement tandis que son adversaire lui tenait tête. Ses pouvoirs de destruction avaient été inefficaces ! Mais comment ? La peau de la reine avait à peine été égratignée alors qu’il tuait des buffles à mains nues avec ces mêmes pouvoirs !
Pour la première fois, l’émissaire ressentit la peur. Cette femme qui lui faisait face… Qui était-elle réellement pour défier la toute-puissance de la Terre elle-même ?
Miden regarda sa mère, abasourdie. Elle non plus n’avait pas prévu cela.
Tiamat d’un geste dédaigneux, passa sa main dans ses cheveux d’argent et dévisagea le couple presque avec pitié.
— Pauvres petites choses. Pourquoi croyez-vous que je sois reine ? Je suis celle qui a engendré les Agarthes, la mère créatrice de la plus puissante espèce de cette planète. Et vous, qui êtes-vous face à moi ? Héritière du trône ? Familier de la Terre ? La belle affaire ! Ce ne sont que des titres sans valeur. Vous n’avez jamais rien prouvé. Alors que, moi, mon peuple est ma force. Et ce ne sont pas vos misérables humains qui suffiront à me faire tomber ! Alors, approchez, je vous attends. Essayez de me détrôner comme vous en aviez l’intention en venant ici !
Chapitre 5 : Tiamat l’immortelle
Spoiler :
https://www.youtube.com/watch?v=mNZTuzzU4SILa reine des Agarthe était là, devant les yeux de Chaos. La Terre l’avait créé pour détruire cette espèce. Pourtant, ses pouvoirs avaient été impuissants. Il ne comprenait pas. Toutefois, il n’avait pas le temps de réfléchir. La souveraine se jeta à nouveau sur lui et tenta de l’embrocher du bout de son sceptre.
Chaos esquiva l’attaque pour asséner un puissant coup de poing dans la figure de son adversaire. Encore une fois, sans succès. Tiamat encaissa sans broncher et attrapa la tête du pauvre homme qu’elle plaqua au sol. L’impact fut si violent qu’un cratère se forma dans la pierre. Chaos cracha une gerbe de sang tandis que tout l’air de ses poumons fut expulsé d’un seul coup.
Miden, affolée, voulut porter secours à son mari, mais la garde royale, alertée par le bruit, surgit dans la salle du trône et lui barra la route. Ainsi, la jeune femme se retrouva l’épée sous la gorge, incapable de faire le moindre mouvement alors que celui en qui elle avait placé tous ses espoirs gisait là, dans son propre sang, au bord de l’inconscience.
Tiamat émit un gloussement amusé et posa le pied sur le torse de l’homme, triomphante.
— Alors, Terre, est-ce tout ce que tu as à me donner ? Est-ce le mieux que tu puisses faire pour m’arrêter ? Je suis déçue. Sincèrement. Comme quoi, cette planète est vraiment faible.
La reine appuya de tout son poids sur le talon de sa botte d’or qui s’enfonça profondément dans la chair de Chaos. L’émissaire poussa un hurlement de douleur. Il tenta de se dégager, en vain. Il avait beau y mettre toutes ses forces, Tiamat ne bougea pas d’un millimètre.
Soudain, un bras puissant le souleva par le cou. Son regard se retrouva bientôt à la hauteur de celui de son adversaire qui le dévisageait avec tout le mépris du monde.
— Sérieusement, comment ma fille a-t-elle pu s’amouracher de quelqu’un comme toi ? Peut-être est-ce sa partie humaine qui a eu pitié de toi face à tes capacités limitées. https://www.youtube.com/watch?v=2FW6EGFm574 Chaos essaya à nouveau de s’extirper de son emprise, mais la poigne de Tiamat était bien trop forte. D’un seul mouvement, elle l’envoya violemment contre le mur, puis embrocha le familier de son sceptre. Un liquide rougeâtre s’écoula sur le sol alors que l’homme sentait sa vie lui échapper peu à peu, sous le regard impuissant de celle qu’il avait aimée.
— Miden…, murmura-t-il dans un souffle étouffé par son propre sang.
Chaos avait été créé pour détruire. Son unique vocation n’avait toujours été que de mettre un terme à la civilisation agarthe. Il s’en souvenait désormais. Telle était la mission que la Terre lui avait confiée lorsqu’elle l’avait conçu… Non, il était plus que ça. Cette planète n’était que le vecteur qui lui avait permis de prendre forme. Il n’était pas né de la volonté de la Terre. Son créateur… était l’univers lui-même. Le rassemblement de millions de consciences en une seule pour donner naissance à une entité qui réaliserait leur souhait : mettre fin à la tyrannie agarthe.
Pourtant, même un être engendré par la haine comme lui avait été capable d’aimer. Il avait connu ce que tout être vivant avait le droit de ressentir : le véritable amour. Grâce à Miden, Chaos s’était senti, l’espace de ces deux années passées auprès d’elle, humain.
Il ne voulait pas que cela se termine. Il voulait comprendre ce monde. Il voulait vivre parmi les hommes, les guider et leur montrer la voie à suivre. Il voulait faire tomber cette reine tyrannique et autoritaire. Et plus que tout, il voulait voir sa fille grandir. https://www.youtube.com/watch?v=vVYCU2dhwIY — C’est ton peuple qui est faible… Tiamat…
Tout à coup, le corps de Chaos se mit à luire d’une intense lueur noire, émanant de la plaie béante dans laquelle le sceptre royal était planté. Tiamat, aveuglée, recula. De la peau de l’émissaire de la destruction, des rivières d’énergie pure s’écoulèrent et de remontèrent jusqu’aux trônes des membres du conseil. L’un d’eux hurla de douleur lorsqu’il fut atteint par la première goutte de ce poison obscur. L’homme, effrayé, utilisa un pouvoir de flammes dans l’espoir d’annihiler ce serpent des ténèbres, en vain. En une fraction de seconde, son existence fut effacée.
Les autres membres du conseil, affolés, tentèrent de s’enfuir, sous les yeux ébahis de leur souveraine, impuissante. Les pauvres Agarthes subirent le même sort que leur congénère.
Folle de rage, Tiamat enfonça plus profondément son sceptre dans la cage thoracique de Chaos, dans l’espoir de toucher le cœur. Toutefois, une violente bourrasque la fit reculer. La reine fut forcée de lâcher prise lorsqu’une tornade de poussière brisa son arme en deux. Elle bondit vers l’arrière, prenant soudain conscience du danger que représentait son adversaire.
— Gardes ! Ne restez pas là ! Allez prévenir le peuple d’évacuer immédiatement ! Ce type est…
Une rafale de flammes surgissant de la paume de Chaos coupa Tiamat dans son discours. L’homme tapa du pied sur le sol et ouvrit une brèche béante sous la garde royale qui sombra dans les entrailles de la Terre.
— Chaos, tu…
Miden s’interrompit net dans sa phrase. Son mari, désormais entouré d’une sinistre aura noire, tomba à genoux. Le sang qui s’écoulait de sa plaie avait pris la même couleur que les rivières qui avaient annihilé le conseil et s’infiltraient dans toutes les fissures et tous les recoins des parois du palais impérial, véritable tsunami emportant tout sur son passage. La salle du trône fut bientôt recouverte d’un lac d’énergie obscure. Dans les pièces adjacentes, les cris de douleurs des nobles, happés par cette déferlante, résonnaient, tel un requiem.
— Cette… Cette énergie…, murmura la souveraine. Le pouvoir… d’absorber les pouvoirs… Alors c’est ça… Le châtiment qui m’est réservé ? Miden, était-ce réellement ce que tu voulais ?
Chapitre 6 : Les regrets de la princesse
Spoiler :
La jeune femme ne répondit rien. Elle se contentait de fixer celui qu’elle aimait, à la fois effrayée et fascinée. Ce n’était pas ainsi qu’elle avait imaginé le sauveur de la planète… Mais ce pouvoir était exactement ce qu’elle avait toujours recherché. Elle en était convaincue. Chaos était vraiment le seul à être en mesure de faire tomber sa mère de son piédestal. Sans dire un mot de plus, la souveraine s’envola et traversa la voute pour échapper à l’océan mortel, avant de disparaître au loin. À présent qu’ils n’étaient plus que tous les deux, Miden se rapprocha de Chaos. Il semblait avoir perdu tout contrôle. Ses pouvoirs jaillissaient de sa plaie comme d’une fontaine. Si personne ne l’arrêtait, Agartha ne serait pas l’unique victime. Ainsi, Miden activa sa faculté de guérison et plongea dans la mer sombre. Elle le sentait, ce pouvoir qui essayait de la consumer et de détruire son corps. Mais elle refusait de mourir. Pas maintenant. Elle avait encore une chose à accomplir. Jamais elle n’avait utilisé ses pouvoirs de cette façon, en continu. Cela l’épuisait énormément. Chaque mètre était un supplice. Mais elle devait rejoindre l’autre côté de la salle du trône, là où son mari se trouvait, seul. Lorsqu’enfin la jeune femme prit la main de l’homme qu’elle aimait, Chaos reprit ses esprits. D’un seul coup, le liquide noirâtre qui s’échappait de lui s’arrêta de couler, tandis que l’émissaire constata avec effroi ce qu’il avait fait. — Miden… tu… Son épouse se tenait devant lui. Ses nerfs étaient à vif. Ses cheveux étaient poisseux. Ses habits en lambeaux. Certaines parties de son corps n’avaient même pas terminé de cicatriser. Mais elle lui souriait. Un sourire pur, sincère, et doux à la fois. Incapable de se contenir davantage, le familier éclata en sanglots dans les bras de sa bien-aimée. — Qu… Qu’est-ce que j’ai fait ? lâcha-t-il. J’ai… j’ai tué… Nous devions ouvrir le dialogue… et je les ai tués… — Non, Chaos, ce n’est pas ta faute. Tu n’as rien fait de mal. Tiamat a refusé de nous écouter. Le conseil n’a eu que ce qu’il méritait. — Miden… Soudain, le ciel visible à travers la voute brisée s’obscurcit. Chaos et Miden levèrent les yeux pour constater avec effroi que des centaines, non, des milliers d’hommes mécaniques avaient envahi l’espace aérien, attendant simplement l’ordre de leur concepteur pour tout détruire sur leur passage. — Des homoncules…, murmura Miden. Des êtres artificiels créés pour le combat… Tiamat est vraiment déterminée à te supprimer… — Et si… Et si elle avait raison ? Ces pouvoirs… Ce sont ceux d’un monstre… — Oui. Mais seul un monstre peut en vaincre un autre, lui répondit fermement sa femme. Ma mère est la reine des monstres. Elle doit être éliminée. Il n’y a que toi qui puisses le faire. Pas parce que tu as été conçu dans ce but, mais parce que, tout comme moi, tu désires libérer le monde de son emprise, est-ce que j’ai tort ? Face au regard insistant de sa compagne, l’homme baissa les armes et sourit faiblement malgré la douleur qui lui lacérait la poitrine. — Non. Tu as raison. Pour Gaia, nous devons créer un monde sans Tiamat. En chancelant, l’émissaire se releva pour faire face à l’armée d’homoncules qui planait au-dessus du palais impérial. Il avait obtenu les pouvoirs du conseil, ceux des quatre éléments. Cela aurait dû suffire à arrêter cette armée et permettre un repli stratégique. Toutefois, la blessure était trop profonde. À peine Chaos tenta-t-il de faire apparaitre une flamme dans sa main que tout vacilla autour de lui. Il se rattrapa juste à temps, mais réalisa que c’était au-delà de ses forces. Son combat contre Tiamat l’avait bien trop salement amoché. Dans son état, c’était tout juste s’il pouvait se tenir debout. Alors, affronter une armée mécanique… https://www.youtube.com/watch?v=RpnRhiInopA&t=1s Miden l’avait compris elle aussi. Le cœur de la jeune femme se serra. Si elle voulait remporter ce combat, elle n’avait pas le choix.
Alors que les hommes de fer scrutaient l’intérieur de la salle du trône depuis les cieux, attendant le moment propice pour passer à l’attaque, Miden se releva à son tour, puis plongea ses yeux bicolores dans ceux de Chaos. Son mari avait changé depuis leur première rencontre. Elle se souvenait avoir recueilli chez elle ce qu’elle pensait être un vagabond. Mais à présent, celui qu’elle aimait le plus au monde avait des allures de véritable guerrier… non, de prince. Un prince capable de renverser la tyrannie et instaurer un nouveau système, où la vanité et l’arrogance n’auraient pas leur place. Où les Agarthes n’auraient pas leur place. Miden en était convaincue du plus profond de son âme.
— Chaos…, commença-t-elle d’une voix tremblante.
Il la regarda dans les yeux. Malgré ses blessures et la situation désespérée, la détermination qui animait son regard brûlait toujours dans ses pupilles.
— Nous allons nous en sortir. Dès qu’on sera sorti d’ici, fui avec Gaia et trouve refuge parmi les humains. Je me chargerai de Tiamat et…
Miden interrompit Chaos dans sa tirade d’un simple mouvement de tête. Délicatement, la princesse déchue prit les mains épaisses de l’homme dans les siennes. Celles-ci portaient encore les marques des travaux des champs, derniers témoins d’une époque désormais révolue.
— Chaos, je suis heureuse de t’avoir rencontré.
— Miden, tu…
La jeune femme, sans quitter l’émissaire des yeux, lâcha les mains de son amant et fit un pas en arrière, le visage illuminé d’un sourire rayonnant, mais également couvert de larmes cristallines.
— Toute ma vie… Toute ma vie, je n’ai désiré qu’une chose, reprit-elle faiblement. Et cette chose, toi seul peux me l’apporter.
Miden recula d’un autre pas, se rapprochant inexorablement de la mer obscure.
— Cette chose, c’était l’espoir de voir un jour ma mère tomber de son piédestal. Jamais de mon vivant je n’aurais cru, ne serait-ce qu’entrevoir la possibilité que cela n’arrive. Mais grâce à toi, je sais que ce rêve deviendra réalité.
— Miden ! Attends, non, tu ne peux pas…
Chaos tenta de se rendre auprès sa femme, mais la douleur l’empêcha de bouger. Il s’étala lourdement sur le sol tout en crachant une nouvelle gerbe de sang. Dans un ultime effort désespéré, il tendit sa main vers celle qu’il avait aimée tandis qu’il sentait la chaleur des larmes réchauffer légèrement sa peau glacée.
Avec un autre pas en arrière, Miden se retrouva sur le rivage de l’océan de pouvoirs qui ne demandait qu’à l’avaler.
La renégate croisa les mains au niveau de son cœur et ferma les yeux.
— Tu sais, il y a quelque chose que je voulais te dire depuis longtemps. Mais merci de m’avoir suivi dans ma folie. Merci d’avoir aimé une princesse égoïste comme moi. Merci d’avoir accepté de partager mes rêves. Merci de m’avoir donné la chance de connaître le bonheur d’être mère. Prendre mes repas avec toi me sortait de la solitude de mon exil. Labourer les champs avec toi rendait le labeur moins pénible. Aller en ville avec toi me donnait l’illusion d’être une humaine ordinaire. Élever Gaia avec toi était certainement la plus belle chose qui m’ait été permise de vivre dans ma courte existence d’Agarthe.
— Miden… Non… S’il te plait… Ne fais pas ça…, sanglota l’émissaire, incapable d’agir. J’ai encore besoin de toi…
— Mais je serai toujours avec toi. Mieux. Je deviendrai une partie intégrante de toi. Nous ne formerons plus qu’un, nos deux pouvoirs réunis en un seul corps. Et ensemble, nous ferons tomber la tyrannie de Tiamat afin que Gaia puisse grandir, libre, et humaine. N’oublie jamais cela, Chaos, l’émissaire de la destruction : tu es libre. Libre de faire tes propres choix. Libre de te révolter. Libre d’aimer. Libre de devenir humain si tu le désires. Libre de te transformer en monstre. Quelle que soit ta voie, je t’accompagnerai. Mon pouvoir et ma mémoire vivront à travers toi, désormais.
Miden recula à nouveau d’un pas. Sa jambe entra en contact avec le liquide obscur et commença à dégager une épaisse fumée noirâtre. Toutefois, cette fois-ci, elle ne se régénéra pas et laissa la mer sombre dévorer sa chair.
— T’avoir rencontré… suffit à me dire que mon existence, celle d’une princesse déchue et issue d’une union interdite, n’a pas été une erreur. Je n’ai… aucun regret.
Abandonnant toute résistance, la demi-Agarthe se laissa tomber en arrière, sombrant dans l’océan des pouvoirs de celui qui lui avait sauvé la vie.
— MIDEN ! https://www.youtube.com/watch?v=_QI8eRGWl_0 Tandis que la surface s’éloignait et que Miden était entrainée vers le fond, une lumière illumina les ténèbres dans lesquelles elle avait plongé.
Toujours, elle avait été seule, séparée des autres Agarthes à cause de son sang mêlé. Pour tous les nobles du palais, elle n’était qu’une erreur de la nature, un être indésirable. Plusieurs fois, elle avait tenté de mettre fin à ses jours, en vain. Elle n’en avait jamais trouvé le courage. Pas parce qu’elle avait peur de la mort, mais parce qu’elle avait peur de donner raison à ses détracteurs. Elle refusait de partir sans rien laisser derrière elle, sans que personne ne se souvienne d’elle, sans n’avoir rien accompli. Alors, dès qu’elle eut atteint l’âge de quitter l’Olympe, elle s’était exilée chez les humains, avec son père et avait renoncé au trône. Puis elle l’avait rencontré, ce vagabond au bord de la rivière. Au moment où elle l’avait pris dans ses bras, elle avait compris qu’il était différent. Au début, elle ne voyait en cet étrange individu facile à manipuler qu’un moyen de parvenir à ses fins. Pourtant, au fil des jours, des semaines, des mois, elle avait fini par sincèrement apprécier sa compagnie. Pour la première fois, elle avait fait la connaissance de quelqu’un qui ne la jugeait ni sur son statut particulier, ni sur son sang, ni sur ses ambitions. Chaos était réellement l’émissaire de la destruction. Il était arrivé dans la vie de la jeune femme, et avait anéanti les barrières qu’elle s’était créées pour se protéger du monde extérieur.
Alors que le corps de Miden se consumait lentement et qu’elle sentait la vie lui échapper, la princesse leva la main vers la surface, comme pour essayer d’attraper cette dernière lueur avant de s’abandonner pleinement à la mort. Elle n’avait qu’un seul regret : celui de ne pas pouvoir voir de ses propres yeux l’accomplissement de son combat. Mais elle savait que Chaos en était capable. Après tout, il était l’être le plus puissant sur cette planète, celui en qui l’univers avait placé ses espoirs, en qui elle avait placé ses espoirs.
— Vis, Chaos. Utilise mon pouvoir pour accomplir tes rêves. Marche là où je n’ai pu aller. Désolée… Désolée de ne pas pouvoir cheminer à tes côtés jusqu’à la fin. Et adieu, familier de la Terre.
Puis la vision de Miden se brouilla. Tous ses sens s’en allèrent. Son esprit s’éteignit. Et son corps disparut dans une traînée d’étoiles dorées, ne laissant derrière elle que son alliance, perdue au milieu de l’océan des larmes de celui qu'elle avait aimé.
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